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Extrait de

Bande dessinée et / ou livre d’artiste:
In the Crack of the Dawn,
un travail intermédial de Lawrence Weiner et Matt Mullican

4 « Definitions never hold »

Je ne suis pas une équation à deux facteurs connus, une combinaison de textes et de dessins enfermés dans des cases rectangulaires alignées ; je n’ai pas de naissance simple et encore moins d’essence ultime 173.

Cette anti-définition de la BD pourrait presque convenir au livre d’artiste. Un art de la combinatoire subtil, multiforme, qui multiplie les ambiguïtés, voilà ce que font Lawrence Weiner et Matt Mullican.

Les auteurs de bandes dessinées et de livres d’artistes citent et détournent, redirigent leurs textes par les images ou inversement ; ils juxtaposent, associent, ironisent. Ils mettent en abîme le livre, et avec lui la peinture, l’art numérique ou la sculpture en révélant sa place, intermédiale. Le livre n’est pas le seul support, mais il reste une unité intéressante y compris à l’heure du numérique. Les pratiques, les dispositifs mis en place en sont une autre 174. Le sociologue des médias Eric Maigret propose en effet de conjuguer « les perspectives sur ce que sont les régimes d’images et de textes (non l’Image et le Texte) et leurs intrications (plus que leurs associations) », loin d’une essentialisation de la BD en tant que langage 175. Faire coïncider les observations formelles à celles de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie permet de se rendre compte que les « codes », « signalétiques » ou « langages » utilisés par Weiner et Mullican ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un dispositif, mis en place par les artistes, lui-même situé dans un contexte culturel précis – galerie, maison d’édition, cercle de diffusion. Une méthode croisée pour un art de la combinatoire rend compte de cette complexité.

[…]

173 MAIGRET Eric et STEFANELLI Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, 2012, p. 5.
174 Voir à ce propos, MAIGRET Eric « Théorie des bandes débordées », in MAIGRET Eric et STEFANELLI Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, 2012.
«Maigret, dans la continuité du constat de Stefanelli, plaide « pour une socio-histoire des bandes dessinées» (p. 64) et s’érige contre une définition figée et essentialiste de la bande dessinée, puisqu’il s’agit d’une sphère autonome où l’innovation pourrait remettre en cause toute définition trop monolithique.» CARACO Benjamin, «Eric Maigret, Matteo Stefanelli (dir.), La bande dessinée : une médiaculture», in Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 12.02.2013.
175 Ibid., p. 10.

[…]

« Definitions never hold » souligne Matt Mullican 182. In the Crack of the Dawn en déconstruit une bonne part. Il est une forme irréductible. Cela ne veut pas dire qu’aucune connaissance ne puisse être dégagée de son étude, mais pas de loi générale.

Il est dispositif avant tout.

Il est ce que les artistes ont mis en place à partir d’une position sociale et culturelle précise. Toutes les facettes du livre invalident le général en faveur du particulier et du mêlé, de l’impliqué. Son intitulé est a comic book, mais sa réception et son public se situent dans le milieu de l’art contemporain. Son petit tirage correspond à celui d’un livre d’artiste. Sa forme reprend une signalétique qui le rapproche de la bande dessinée – cases, énoncés courts, associations d’images et de textes d’une façon complémentaire et non pas illustrative, esthétique épurée proche de la ligne claire, format. Et justement concernant ce qui est mêlé, Maigret note l’existence d’une « norme cachée », hiérarchisant et confrontant le « pur » versus l’« hybride », rapidement assimilé à une forme de « bâtardise » 183. Pourtant, et ironiquement, de nombreux travaux d’art contemporain sont bien plus hybrides en terme de médiums, étant donné qu’un grand nombre de techniques y sont assimilées, à l’opposé de la bande dessinée, pour ainsi dire mono-médiale. Là encore, le livre de Mullican et Weiner déconcerte. Il fait référence à une multitudes de couches de fabrication, passant de l’univers digital et la sculpture, à la gouache, au collage puis à l’impression.

In the Crack of the Dawn est un bâtard plein de complexité savante.

Si des effets de classement culturels demeurent entre les œuvres aujourd’hui, il n’y a rien de plus erroné que de croire à l’existence d’une opposition radicale et systématique entre un art réservé aux élites, incarné par exemple en bande dessinée par l’Association, et une production de masse dénuée d’intérêt, celle des héros récurrents à grands tirages 184.
Ce mélange concerne non seulement la bande dessinée, mais il existe bien entendu dans l’ensemble de la culture. Depuis son apparition, la pratique de la bande dessinée s’est d’ailleurs accompagnée d’une certaine réflexivité, la plaçant au carrefour de plusieurs pratiques :
Face à cette prédominance d’un dessin figuratif se soumettant à la clarté du récit, des auteurs ont voulu prendre de la distance avec la sacro-sainte lisibilité du dessin. Gustave Doré, dès ses premières histoires (Les travaux d’Hercules, 1847, et Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie en 1854) introduit, l’espace d’une page ou d’un dessin, des compositions abstraites 185.

[…]

182 MULLICAN Matt, entretien téléphonique, 23 juin 2016, Lausanne.
183 MAIGRET Eric et STEFANELLI Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, 2012, p. 6.
184 Ibid., p. 7.
185 ANDRIEU DE LEVIS Jean-Charles, «Des Chemins vers l’Abstraction : la Bande Dessinée Abstraite selon Ibn Al Rabin et Andrei Molotiu», in ROMMENS Aarnoud, DOZO Björn-Olav, CRUCIFIX Benoît, DEJASSE Erwin & TURNES Pablo (dir.), Abstraction and Comics / Abstraction et bande dessinée, à paraître, p. 68.

[…]

In the Crack of the Dawn peut être l’un des objets d’étude permettant d’exemplifier une ouverture théorique, loin des « limitations identitaires de la bande dessinée 191 ».

Redécouper et rassembler les formes de In the Crack of the Dawn, et les redessiner, a pu ainsi mettre en évidence les nombreuses couches de références à une multitude de médiums et différents arts. De cette façon, on peut voir que Weiner et Mullican utilisent le langage de la bande dessinée tel que le décrit Groensteen (avec son rythme, son découpage, sa mise en séquence ou en série), font des reprises (comme celle de Swarte, touchant à un point reconnaissable, presque ontologique pour une théorie de la bande dessinée classique : la ligne claire), pour diffuser leur livre dans un espace culturel précis (les galeries d’art contemporain), et tout cela en lui donnant des labels changeants selon le moment – abstract, poetic, comic book, artist’s book – et avec une connotation plus ou moins ironique.
Ainsi, les artistes placent In the Crack of the Dawn au sein de ce qu’Eric Maigret nomme une « constellation culturelle en expansion 192 »

et laissent le dispositif faire œuvre.

191 MAIGRET Eric et STEFANELLI Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, 2012, p. 7.
192 Ibid., p. 9.